BLIND ŒDIPUS BLUES
Exposition à la Galerie "Coin de Ciel" septembre 2022
Les Grecs de l’Antiquité ne connaissaient pas la couleur bleue, emblématique pourtant des cieux ultramarins que vendent aujourd’hui les marchands de vacances. Pour ces navigateurs la mer, imprévisible et menaçante, était juste «glauque», teinte incertaine et changeante entre le vert et le gris argent, comme les yeux d’Athéna glaukopis. Le blues n’existait pas encore non plus, mais leurs tragédies nous disent combien ils connaissaient les bleus de l’âme.
Œdipe-œdème, bébé aux pieds tuméfiés par la cruauté de son père Laïos, roi de Thèbes, est ensuite adopté par les souverains de Corinthe dont il se croit l’enfant. Convaincu de fuir le funeste présage du parricide et de l’inceste, il s’y précipite au contraire. En dénouant l’énigme du Sphinx, il théorise ce même télescopage des générations et cette apparente victoire est d’abord « hubris », faute suprême pour les Grecs, démesure et péché d’orgueil. En répondant « l’homme », il a résolu le problème par sa seule intelligence et c’est contre les dieux, contre l’ordre des choses qu’il a fondé le sujet pensant.
Œdipe-oïda, Monsieur Je-sais-tout ! Sûr de son fait, c’est en héros providentiel qu’on l’acclame et, quand la peste s’abat sur Thèbes, il se fait fort encore de sauver la cité en débusquant le meurtrier avant de savoir que c’est lui. Soudain la vérité lui saute au visage. Il croyait par la raison percer les mystères mais c’est en se crevant les yeux qu’il se rend clairvoyant. Aveugle et banni de la cité, le clochard céleste guidé par sa fille-sœur Antigone sur les routes de l’Attique devient alors le sage, le rédempteur, le garant de la bonne fortune d’Athènes
Mais avant l’Œdipe sanctifié par Sophocle à Colone, la figure triomphale d’Œdipe Roi résonne aujourd’hui comme un lointain écho aux certitudes des maîtres du monde, à celles de notre Macron M.o.n.a.r.c qui sait, qui sait mieux que nous, qui voit loin, frappé de cécité par sa suffisance : l’économie doit garder pour boussole la croissance, la compétitivité, l’innovation, nouveaux noms du très ancien « Progrès ». L’instrument de mesure reste le profit, sans souci des personnes. Nos modes de consommation et de production mettent en danger la terre tout entière et les générations à venir. Le numérique se présente comme un angélisme de la dématérialisation mais la fabrication des machines et le fonctionnement des serveurs dévorent des ressources et des énergies considérables. La planète est atteinte d’addiction au téléphone portable, aux réseaux prétendument sociaux. Les rapports humains sont remplacés par des « communautés » virtuelles dont les algorithmes surveillent et formatent les pensées et les sentiments.
En dépit de quelques faux-semblants pour donner le change, on fait comme si tout allait bien. La terreur gagne du terrain. Les millions de migrants chassés de partout meurent dans la tourmente. Les dictatures prospèrent. La guerre fait son retour menaçant. Les pandémies prolifèrent. Les déluges submergent des régions entières. Les incendies s’allument de toutes parts. Les tempêtes font rage. La peste est là : Il est grand temps de changer de regard.
J’ai imaginé Œdipe crépusculaire à Colone, aveugle et se remémorant les scènes de sa vie, avec mélancolie mais aussi avec sagesse et sérénité : le blues d’Œdipe aveugle.
Ivan Toulouse – septembre 2022